C’est ici que nous nous réunissons, le dernier vendredi de chaque mois, dès la nuit tombée, entre chien et loup. Nous arrivons de partout et de nulle part, à pied, lentement, de manière un peu mécanique, le corps déchiré à moitié carbonisé.
Nous obéissons à une force inconnue mais irrésistible. Seuls, par deux, par cinq ou par familles entières, silencieusement, nous nous dirigeons, clopin-clopant, vers cette ancienne fabrique de meubles située au bord d’une nationale, la N 90. La broyeuse dit-on par ici.
Nous sommes ni vivants ni morts. Cette chienne de route nous a volé notre vie, sans vraiment nous donner la mort ! Les vivants, les chanceux ne nous voient pas. Ils ne savent rien. C’est pourquoi, déchiquetés, découpés, bitumés, écrabouillés, nous nous retrouvons chaque mois à partager un rituel, le rituel du feu. Il ouvrirait soi-disant un passage pour rejoindre la Maison des Morts. On y croit vraiment.
Là-bas, on s’organise, invisibles, silencieux et obstinés. La fabrique est comme un autel où chacun s’installe sur une chaise pour s’immoler par le feu et disparaître en cendre par la porte du trépas. C’est long et fastidieux surtout pour les plus gros, car les chairs résistent. Elles carbonisent lentement et le feu s’impatiente et souvent lâche prise pour s’éteindre dans le chuintement des graisses en fusion. Il faudra recommencer une deuxième fois peut-être même une troisième fois. Mais pour l’instant, il est important de laisser sa place au suivant. En attendant son tour, chacun se repose, médite ou prie sur un matelas pour vivre ce dernier voyage. Un peu avant l’aube, quand la nuit grisonne, pour ceux qui restent, il faut penser à repartir après avoir tout rangé et reconstitué la réserve de petits bois pour le prochain coup. Revenir pour recommencer, encore et encore jusqu’à l’heureuse délivrance.